Congrès de la Soummam
Le rituel contre l’Histoire
Par Abed Charef
Le 20 août est un anniversaire bien embarrassant. D’abord, parce qu’il est célébré durant la semaine la plus chaude de l’année. Ensuite, parce que les officiels et les directeurs de commémoration sont en congé, et qu’il leur est pénible de quitter la farniente des vacances pour aller grimper les tortueux chemins de Kabylie pour assister à un rituel vide de sens mais physiquement éprouvant. Enfin, parce que la déliquescence de l’état a poussé nombre d’acteurs à tenter de privatiser le 20 août, comme on privatise un bout de rue pour la transformer en parking, et devenir les dépositaires exclusifs de la mémoire nationale. Cela donne une célébration fragmentaire, organisée par bribes, chacun essayant de récupérer un lambeau de légitimité en déposant la gerbe la plus grande.
Quand, par miracle, on échappe à ces querelles primaires, on bute sur d’autres polémiques tout aussi inutiles. Entre ceux qui veulent faire du congrès de la Soummam un évènement plus important que le 1er novembre et ceux en contestent la légitimité, entre ceux qui le considèrent comme une déviation par rapport à la ligne historique du 1er novembre et ceux qui estiment qu’il a corrigé les erreurs commises par les pères fondateurs de la révolution, il y a des fossés que le temps n’a pas comblés. Bien au contraire, ils ont été élargis par les appétits de pouvoir, chaque groupe, chaque clan essayant de légitimer son accession ou son maintien au pouvoir en cherchant dans l’histoire des motifs de légitimité.
C’est ainsi qu’un pays en régression constante réussit à détruire ses propres symboles et ses mythes fondateurs. C’est le résultat de cette lecture de l’histoire par tanches, par régions, par leadership ou par appartenance clanique ou politique, ce qui est le moindre mal. Mais en refusant d’aller vers une pensée constructive, qui peut parfaitement être élaborée à partir des documents de la Soummam, l’Algérie se trouve réduite à errer dans les labyrinthes des petits histoires du passé, incapable de voir la lumière éclatante de l’Histoire qu’elle a devant ses yeux.
Elle refuse de voir que le congrès de la Soummam a été une étape qualitative dans la structuration du mouvement national, étape décisive certes, mais une étape qui en appelait d’autres, pour se doter des meilleurs instruments en vue de réaliser et préserver les objectifs d’indépendance nationale. Ceci amène à se poser trois questions : quel a été l’apport du congrès de la Soummam, quelle signification a aujourd’hui la souveraineté nationale, et quels sont les moyens de la préserver et de la renforcer ?
Au-delà des polémiques et débats, un consensus semble se faire au moins sur deux points : d’une part, le congrès de la Soummam a doté la révolution algérienne de structures rationnelles, modernes, pouvant assurer une exploitation optimale des ressources disponibles. D’autre part, il a doté le FLN-ALN d’une doctrine politique relativement cohérente, même si elle a été contestée par un certain nombre de dirigeants.
Un demi-siècle plus tard, l’Algérie se trouve confrontée au même défi, mais elle refuse de tirer les leçons les plus évidentes du congrès de la Soummam. Elle refuse, d’une part, de se doter d’institutions en mesure de gérer au mieux ses richesses et ses potentialités, préférant les combines et les changements constitutionnels sans impact sur le pays réel. D’autre part, elle a échoué à élaborer une démarche politique, même incomplète, pour se projeter dans l’avenir. Pourtant, le pays bénéficie aujourd’hui d’une double expérience. La sienne d’abord, pour savoir ce qu’il ne faut pas faire. Celle des autres ensuite, pour voir ce qu’ont fait les pays qui ont réussi.
Par ailleurs, le congrès de la Soummam a donné les contours de que devait être la souveraineté nationale. Sans entrer dans le détail, la souveraineté, dans le contexte de l’époque, signifiait un drapeau, une armée, et une action sociale massive en faveur des couches les plus pauvres, qui constituaient l’écrasante majorité de la société. Même en faisant abstraction du reste, c’était suffisant pour l’époque.
Mais dans le monde complexe d’aujourd’hui, la souveraineté a changé de sens. En plus du drapeau, elle signifie une société libre, composée de citoyens libres, exerçant pleinement leurs droits et libertés. Elle implique, de fait, le remplacement de l’état étouffant ou oppresseur par un autre, qui œuvre à promouvoir et à protéger les libertés, toutes les libertés : politique, économique, culturelle, qui ne peuvent être assurées que par une représentation politique et sociale reflétant volonté populaire.
Enfin, il faudra bien que l’Algérie se pose un jour la question de savoir comment préserver et renforcer sa souveraineté. C’est un débat qui fait cruellement défaut, tant l’exercice libre de la politique est banni. Toutefois, on peut d’ores et déjà noter que les systèmes totalitaires, ceux qui refusent la liberté à leurs citoyens, ont échoué, ou gravement hypothéqué leur souveraineté, qu’il s’agisse de l’ancienne URSS et de ses satellites, de l’Afghanistan, de l’Irak ou de la plupart des pays arabes, dont les systèmes sont incapables d’exprimer le choix de leur peuples sur des questions aussi limpides que la Palestine.
A contrario, les sociétés libres ont réussi à préserver la dignité de leurs citoyens, à assurer leur bien être économique et social, à s’imposer ou à négocier au mieux leur place dans le concert des Nations. Nombre de pays, naguère arriérés, ont réussi à faire un bon exceptionnel en une ou deux décennies, en adoptant des systèmes politiques adéquats.
Il y a un demi-siècle, en pleine guerre, dans la clandestinité, le congrès de la Soummam a réussi à apporter les réponses à ces questions centrales qui se posaient alors au pays. Aujourd’hui, la seule commémoration qui en vaille la peine, la seule manière d’honorer ces géants qui ont adopté la plateforme de la Soummam, est celle qui permettrait de débattre de ces questions, d’élaborer des réponses et d’en engager la réalisation. Le reste, tout le reste, n’est qu’un rituel djahilien destiné à contrer le sens de l’Histoire.
abc