De Malek Bennabi à Cheïkh Chemseddine, l’Algérie patauge

Le gaz de schiste, un danger pour l’environnement, ou un thème piégé dans lequel s’enferme l’opposition ?

Abed Charef (Le Quotidien d’Oran, 26 février 2015)

Le président Abdelaziz Bouteflika a dit, à l’occasion du 24 février, que le gaz de schiste est un don de Dieu. Abdelmalek Sellal a affirmé que l’Algérie est déstabilisée à partir du sud après avoir été attaquée par le nord. Abdelmadjid Sidi Saïd a promis que les travailleurs seront vigilants pour garantir la stabilité du pays. Sur un autre registre, l’opposition a tenté d’organiser des manifestations, qui ont été tout naturellement interdites et partiellement réprimées par les autorités. C’est là le résumé d’un 24 février somme toute banal, sans aspérité. Le pays n’a fait preuve d’aucune innovation. Aucun acteur politique ou économique n’a trouvé une idée réellement originale pour mobiliser les foules ou engager le pays dans une voie innovante.

Peut-on reprocher au pouvoir de stagner, de manquer d’imagination? Assurément non. C’est sa nature, sa marque de fabrique. Ce serait reprocher au désert d’être aride, ou reprocher à l’été d’amener de la chaleur à Aïn-Defla. La principale arme du pouvoir, c’est la force d’inertie. Peut-on lui reprocher de de réprimer, d’interdire, alors que c’est ce qu’il sait faire le mieux? Il devient même superflu de noter que M. Sellal accuse ceux qui s’opposent à l’exploitation du gaz de schiste de vouloir déstabiliser le pays. C’est la langue de bois traditionnelle en de pareilles circonstances. Celui qui est au pouvoir accuse naturellement ses adversaires de vouloir déstabiliser le pays.

C’est donc du côté de l’opposition que les regards se tournent aujourd’hui. C’est de là qu’on attend de l’innovation, des idées originales, des initiatives osées, avec des méthodes et des forces d’organisation innovantes. En cette période où le pouvoir s’est installé dans un dogme unique, ne rien changer qui puisse perturber l’ordre établi, l’opposition a la lourde charge de tenter de faire bouger les lignes, de trouver des failles pour faire avancer le pays, de tenter de préparer le terrain à quelque chose de différent.

Reflux

Et là, force est de constater que les choses n’avancent guère. Il y a stagnation, peut-être même régression, si on prend comme point de repère la déclaration de Zéralda de l’été dernier. Ce texte de haute tenue, auquel différents courants d’opposition étaient parvenus après de longues tractations, semblait consacrer une évolution majeure de l’opposition, pour l’engager dans une nouvelle étape. Partis et personnalités semblaient prêts à mettre de côté de qui est secondaire, pour aller à l’essentiel. Il y avait une recherche de convergences, pour définir un socle politique commun, basé sur des règles démocratiques, le respect des libertés et des Droits de l’Homme, en privilégiant l’action commune et pacifique en vue d’aller à un changement de système. L’évènement fut salué comme une sorte d’acte fondateur de l’opposition. Il a suscité de grands espoirs, notamment pour que l’opposition avance encore, et puisse constituer une force capable d’imposer au pouvoir d’aller à la table des négociations.

Huit mois plus tard, l’opposition organise une grande démonstration de force…. contre l’exploitation du gaz de schiste! Une bien curieuse manière de revenir jouer en troisième division après avoir frôlé les sommets. Après avoir débattu de mécanismes démocratiques, de changement de modèle, d’institutions de transition, de négociations et de rapports de forces, l’opposition est descendue de plusieurs crans pour parler de risques de pollution et de gaz de schiste. Elle est passée de Malek Ennabi à Cheïkh Chemseddine, de Voltaire à Boukrouk, de Oum Kalsoum à Cheb Bilal.

Emergence d’une alternative

Cette tendance, dominante en Algérie, à tout tirer vers le bas est inquiétante. Elle a grignoté la périphérie du pouvoir, l’administration, les partis satellites ; elle menace désormais l’opposition. Car après la rencontre de Zéralda, l’opposition était supposée innover, trouver de nouveaux mécanismes, de nouvelles méthodes, pour s’imposer comme une alternative naturelle et inéluctable au pouvoir. Avec l’initiative du FFS qui patine, et ce 24 février qui dénote une régression sensible dans les idées comme dans le mode opératoire, il est évident que l’évolution n’est pas très encourageante.

Ce qui amène à se poser des questions. La plateforme de Zéralda était-elle le signe d’un mûrissement de l’opposition, ou un simple soubresaut consécutif au choc du 17 avril ? Etait-ce une réaction saine, face à un pouvoir qui touchait le fond, une réaction appelée à trouver des prolongements en matière d’idées et d’organisation, ou était-ce une velléité sans lendemain ? Etait-elle un point de départ pour aller plus loin, ou bien était-ce un sommet auquel parvenait l’opposition, et qui ne pouvait dès lors que revenir à son niveau réel, c’est-à-dire celui d’un faire-valoir dont se sert le pouvoir pour dire que le pluralisme existe en Algérie?

L’opposition chante en chœur que le pouvoir a échoué. Mais l’indigence du pouvoir a-t-elle déteint sur l’opposition? Ce serait très inquiétant, même si la responsabilité première en incombe d’abord au pouvoir. Car même si on en arrive à dire que l’opposition n’a pas acquis l’épaisseur nécessaire pour s’imposer, c’est le pouvoir qui porte le chapeau : non seulement il échoue, mais en plus, il empêche l’émergence d’une alternative qui peut prendre le relais ou compenser son indigence.

Derrière chaque Saadani, un général

Comme au poker, il faudra payer pour voir si l’appel du FFS a eu un impact politique.

Abed Charef (Le Quotidien d’Oran, 19 février 2015)

Le FFS s’est heurté à un mur. Son initiative visant à organiser une conférence du consensus national a débouché sur une impasse. Ni le pouvoir, ni l’opposition, n’ont manifesté un quelconque enthousiasme envers une initiative aussi osée que complexe, ce qui a contraint le vieux parti à décider le report de la conférence. Un report qui sonne comme un aveu d’échec, et que la plupart des analystes considèrent comme une formule enrobée pour reconnaitre l’inefficacité de la démarche, avec un probable abandon, dans la discrétion, de l’idée même de conférence. A moins que le FFS ne fasse preuve d’une opiniâtreté insoupçonnée, et ne décide de s’accrocher à son initiative, du moins tant que la situation n’a pas suffisamment évolué pour qu’une nouvelle donne soit possible.

Mais que signifie, en fait, cet échec d’étape du FFS? Pour le FFS lui-même, cette initiative consacre une évolution politique significative. Ce parti ne prétend plus imposer sa vision traditionnelle, celle qui voulait littéralement amener le pouvoir à une sorte de reddition en rase campagne, pour mettre le compteur à zéro et repartir par la constituante. Désormais, le FFS admet qu’il est nécessaire de faire avec ce qui existe, pour réaliser ce qui est possible, l’important étant d’aller dans la bonne direction. C’est plus réaliste que de bâtir un schéma utopique et refuser tout ce qui n’est pas intégralement démocrate. D’autant plus que c’est le pouvoir, assis sur un puissant appareil militaire et sécuritaire, et sur une importante manne financière, qui bat les cartes et fixe les agendas. Attaquer frontalement ce pouvoir ne rime à rien. Vouloir l’abattre par la force est un choix condamné à l’échec. Par la rue, c’est dangereux, ceci en admettant que la rue accepte de suivre les opposants. C’est de la résignation, disent ses adversaires. C’est du réalisme, dit le FFS, qui sait qu’il a peu d’atouts. Il compte en effet plus sur la cohérence de ses idées démocratique et le poids moral de M. Aït-Ahmed que sur sa capacité de mobilisation, celle-ci s’étant largement érodée au fil des années, comme pour tous les autres partis, d’ailleurs.

Aborder les problèmes autrement

Le FFS a aussi contribué à faire avancer une autre vision. Il veut se situer en dehors de l’agenda institutionnel, ou celui du pouvoir. Il ne met pas en tête de ses préoccupations la légitimité du président Abdelaziz Bouteflika et celles des assemblées élues. Cette question sera résolue par le temps. Il est inutile d’en faire une fixation. Par contre, il insiste sur le contenu de l’après-Bouteflika : qui va gérer le pays pendant les quinze prochaines années? Selon quelles méthodes? Avec quel consensus? Au profit de qui? Dans quel environnement régional et international?

En posant ces questions, le FFS tente aussi d’amener le pouvoir à trancher la question qui a provoqué une crise il y a un an. A la veille de la présidentielle d’avril 2014, les différentes factions du pouvoir n’avaient pas réussi à s’entendre sur le successeur de M. Bouteflika. Celui-ci en a profité pour passer en force, pour un mandat de trop, un mandat parfaitement inutile. Mais puisque le pays est en plein dans ce mandat, autant en tirer profit pour préparer l’avenir, et ne pas être pris de court lorsqu’une nouvelle échéance se présentera.

Mais dans un pays qui a appris à réfléchir sur des bases très étroites -qui va accéder à la présidence, comment l’aider ou l’en empêcher pour garantir la présence de son propre clan ?-, la démarche du FFS a été boudée, ou carrément rejetée par différents acteurs politiques. Elle révèle, en ce sens, plus sur la nature des autres acteurs que sur le FFS lui-même.

La CNLTD a réagi de manière très négative avec l’initiative du FFS. Parfois à cause d’une compréhension totale : chez les courtisans, on considère que tout rival veut devenir courtisan ; parfois par prétention, comme cette déclaration selon laquelle la CNLTD « veut aider le pouvoir à partir, alors le FFS veut l’aider à se maintenir » ; parfois par dépit, comme l’a clairement exprimé Abderrezak Mokri, qui a dit qu’il ne voulait pas laisser le terrain libre au FFS, dans le cas bien improbable où une conférence se tiendrait effectivement.

Quel impact ?

Mais au-delà de ces aspects anecdotiques, l’initiative du FFS a révélé l’attitude très ambigüe du pouvoir, telle que formulée par ceux qui s’expriment en son nom. L’équipe autour du président Bouteflika a montré ses priorités. Le FLN et le RND ont, dans un premier temps, fait preuve d’un intérêt poli. Ils ne savaient pas exactement ce que voulait le FFS. Ils se sont contentés de fixer le carré de leur propre compétence : on ne touche pas au président Bouteflika, et pour le reste, on verra si on peut, ou plutôt si on sera autorisé à en discuter.

De la part de partis qui constituent un prolongement naturel du pouvoir, il était impossible d’attendre autre chose. La seule gymnastique pour eux consistait à tenter de garder les faveurs d’un pouvoir en place, sans trop s’aliéner un nouveau centre de pouvoir qui peut émerger à tout moment.

Le FFS reste donc dans l’expectative en ce qui concerne le volet le plus important de son initiative : quel est l’impact de son initiative auprès de ceux qui vont prendre les décisions centrales liées à la succession de M. Bouteflika, et de ceux qui auront à gérer les affaires du pays durant les deux prochaines décennies? Le message est-il parvenu à ces cercles ? A-t-il un impact ? A-t-il provoqué un début de réflexion?

Pour l’heure, il n’y a pas d’indication précise, ni dans un sens ni dans l’autre. Seules quelques certitudes émergent : le pays a besoin d’un sérieux rééquilibrage. Il ne peut être géré ni par les équipes autour de Saïd Bouteflika et Ali Haddad, ni avec les mêmes méthodes, ni avec les mêmes équilibres. Face à une menace externe de plus en plus pesante- un Daesch à l’est, Al-Qaïda au sud et une frontière fermée à l’ouest-, et un danger interne enxcore plus menaçant- scandales de corruption à répétition qui minent littéralement les institutions-, il est difficile d’envisager que l’appel du FFS n’ait pas trouvé d’écho. A moins qu’on ne se trompe complètement sur le pays et ses capacités.

L’Algérie revient à la théorie du crash

A défaut d’anticiper les changements, l’Algérie attend les crises pour prendre les grandes décisions. C’est le triomphe de la théorie du crash, la négation même de la politique.

Abed Charef (jeudi 12 février 2015 dans le Quotidien d’Oran)

Nabni a été battu à plate couture, écrasé. Le think-tank avait médiatisé l’image d’une Algérie ressemblant à un Titanic se dirigeant droit sur un iceberg, et appelé à changer de cap avant qu’il ne soit trop tard. Tel un mastodonte, le pays est difficile à manœuvrer. Il faut donc entamer les manœuvres bien avant d’aborder l’iceberg. Cinq années étaient nécessaires pour permettre au pays de mener les réformes nécessaires et accueillir en douceur une éventuelle baisse des recettes que procurent les hydrocarbures, selon les calculs de Nabni. Sinon, il ne sera pas possible de mener à bien les manœuvres pour éviter la collision.

Non seulement Nabni n’a pas été entendu, mais une nouvelle théorie, radicalement différente, vient de naitre. C’est la théorie du crash. Le concept a été lancé par le ministre des travaux publics Abdelkader Kadi. Mardi dernier, ce dernier a affirmé que seul un « crash insurmontable » pourrait contraindre le pays à changer de cap. Commentant les investissements dans le secteur des travaux publics, et l’éventualité de restrictions à cause de la baisse des revenus du pays en devises, M. Kadi a affirmé que tous les programmes sont maintenus. A en croire M. Kadi, le président Bouteflika a été « clair » concernant les investissements prévus dans le nouveau plan quinquennal. Le chef de l’Etat a décidé de « ne pas toucher le programme » en cours. « Les programmes sont maintenus, sauf crash insurmontable. Là, il faudra revoir nos cartes », a déclaré M Kadi, qui en a profité pour annoncer des investissements de plus de 50 milliards de dollars pour les seules routes durant le prochain quinquennat, soit l’équivalant au PIB d la Tunisie !

Changer ? Pourquoi faire ?

La formule de M. Kadi résume bien la manière dont le pouvoir conçoit la gestion du pays. Il n’est pas nécessaire de lancer des réformes, de changer les choses, de se préparer à prendre des virages délicats pour l’avenir. Il n’est même pas utile de vérifier la rentabilité des investissements consentis, de se demander où va l’argent, et si le dollar injecté a un minimum d’effet sur l’économie du pays. Les alertes lancées par les économistes, les mises en garde du FMI et de la Banque mondiale sur le faible impact des investissements, les révélations sur la corruption et les immenses gaspillages laissent le gouvernement de marbre. Pour lui, tout ceci est bien superflu.

Anticiper, prévoir les crises, les contourner, prendre des décisions, parfois douloureuses, pour se prémunir contre les aléas économiques ne fait pas partie non plus des plans du gouvernement, qui se contente de poursuivre sur la voie actuelle, du moins tant que cela est possible. Tant que l’argent est disponible, tant que le pétrole coule et que l’argent continue à se déverser. Seul un crash pourra remettre en cause cette ingénieuse stratégie.

Un crash auquel le pouvoir ne croit pas. On peut rencontrer, au sein du gouvernement ou dans les allées du pouvoir, des hauts responsables qui évoquent une telle éventualité. Mais dans son fonctionnement global, le gouvernement s’interdit une telle éventualité. Personne n’osera évoquer la question avec le président Bouteflika, si tant est que les ministres ont l’occasion de rencontrer et de débattre avec le président de la république.

Avancer par les crises

Du reste, même si le président Bouteflika a pu, dans un moment de rare lucidité, affirmer que la démarche économique du gouvernement a échoué, et que les changements successifs de constitution n’ont pu apporter la bonne formule politique, ceux qui officient au sein du pouvoir sont convaincus, dans l’ensemble, que ce qu’ils font est positif. Et puisque leur action débouche sur des résultats bénéfiques pour le pays, il est inutile de changer de méthode.

Face à une telle impasse, d’où pourrait venir la solution? De In-Salah ? De l’opposition ? Des stades de  foot ? De la rue ? Des casernes ? De partout, sauf du gouvernement, du parlement ou de ce qu’il faut bien appeler les grands partis, ceux qui remportent les élections. La solution attendue ne peut plus venir des institutions, qui se sont progressivement disqualifiées. Qui croit en une solution venant d’un parlement sans pouvoir, qui ne peut censurer le gouvernement, et dont les élus sont convoqués par SMS pour voter un projet de loi dont ils ne connaissent même pas le contenu?

Dans un pays « normal », les institutions apportent des solutions aux problèmes de la société. Elles organisent le débat, favorisent l’émergence des meilleurs choix, et offrent au pays plusieurs alternatives parmi lesquelles les électeurs peuvent choisir. En Algérie, les institutions sont devenues le problème. Leur fonctionnement, en dehors de la loi ou à côté de la loi, dépouille le pays de sa capacité de gérer. Ce qui explique l’impasse dans laquelle se trouve le pays. Et qui, paradoxalement, valide la théorie du crash : l’Algérie a toujours avancé par des crashs. Le 1er novembre a été une rébellion du CRUA contre l’appareil du PTLA, en 1962, une autre rébellion de l’état-major contre le GPRA, en 1965, un coup d’Etat en bonne et due forme, en octobre 1988, la rébellion de la rue contre l’Etat. Et 2015 ?

Attaque au gaz de schiste contre Makri

Abdereezak Makri mène campagne. Et développe une conception très particulière de l’opposition, qui l’amène à vouloir faire aujourd’hui exactement ce qu’il dénonçait hier.

 Abed Charef (Le Quotidien d’Oran, jeudi 5 février 2014)

Abderrezak Makri a rassuré ses partenaires de l’opposition. Non, il n’abandonne pas la CNLTD. Il reste fidèle à la ligne définie lors de la rencontre de l’opposition à Zéralda. Juré, promis. Son parti, le MSP, travaille à consolider les rangs de l’opposition. Rien, dans ce qu’il entreprend, ne va à l’encontre de cette ligne politique.

Mais les assurances de M. Makri ne changent rien. Et du côté du pouvoir, on se frotte discrètement les mains. Les récentes sorties de Mokri, de nouveau tenté par des infidélités envers l’opposition, a de quoi rassurer les cercles autour du président Abdelaziz Bouteflika. Très en verve depuis qu’il a pris le parti, se laissant aller régulièrement dans une surenchère verbale contre le pouvoir et l’opposition, M. Makri voulait se donner l’image d’un dirigeant radical, prêt à aller très loin. Engagé, avec ses alliés de la CNLTD, dans une course à la plus belle formule pour critiquer le pouvoir, il n’a pas hésité à s’attaquer au FFS ni à égratigner des personnalités de l’opposition qui avaient gardé une certaine retenue dans leurs positions les plus récentes.

Mais voilà que M. Makri redécouvre son propre parti, le MSP. Aucune formation politique ne sort pas indemne de deux décennies passés au gouvernement. On ne vit dans la périphérie immédiate du pouvoir sans que ça ne laisse des traces. L’ancien chef du parti Bouguerra Soltani l’a bien dit. Dans des termes à peine voilés, il a menacé de reprendre les rênes du parti si celui-ci ne revenait pas à sa vocation naturelle. En clair, il appelle M. Makri à cesser de faire de l’opposition inutile, à abandonner une ligne de conduite nuisible aux intérêts du parti, et à revenir dans le giron du pouvoir, sans trop insulter l’avenir. Personne ne sait de quoi demain sera fait.

Entrisme et affaires

Bouguerra Soltani est probablement plus en phase que Makri avec l’appareil de son parti. Celui-ci est plutôt porté vers l’entrisme et attiré par les affaires. L’opposition radicale, la confrontation, ne font pas partie des mœurs de la maison. D’ailleurs, au MSP, on piaffe d’impatience. « Ce qui les intéresse le parti, c’est le business halal, pas les dogmes et le radicalisme », affirme un proche du MSP. Les cadres du parti n’oublient pas non plus la période faste. Ils ont fait fortune quand leur formation faisait partie de l’alliance présidentielle. Cette présence avait permis au président Bouteflika de se présenter comme le leader d’une coalition réunissant un « consensus national », avec ce qu’il faut, par commodité, appeler les nationalistes, les démocrates et les islamistes, si tant est que le FLN a gardé quelques souvenirs du nationalisme, et si le RND a un jour croisé les pratiques démocratiques.

Quant à M. Makri, dès qu’il avait paris en main le parti, il avait voulu donner l’image d’un dirigeant qui voulait tourner la page. Mais aujourd’hui, il se trouve contraint de se convertir à la realpolitik. Et comme tous les nouveaux convertis, il a tendance à faire de la surenchère. Il a découvert que la CNLTD n’avait pas la force pour « dégager » le pouvoir. Il abandonne donc l’idée du « grand soir », pour constater qu’il est nécessaire de discuter avec le pouvoir en vue d’organiser une « transition négociée ». « Le principe même d’une transition négociée réside dans le dialogue avec le pouvoir en place », dit-il, ajoutant que « sans le pouvoir, il n’y a nul changement pacifique et dans la sérénité ».

Quand le gaz de schiste sera halal

C’est, curieusement, ce que dit le FFS, qui veut lui aussi organiser une conférence de la transition. Mais M. Makri n’accorde pas au FFS de préjugé favorable. Bien au contraire. Si l’initiative du MSP vise à « rassembler l’opposition », celle du FFS « veut l’effriter », affirme M. Makri, qui finit par lâcher la formule la plus lourde de sens: « on ne veut pas laisser le terrain » au FFS, dit-il dans une déclaration reprise sur son site internet.

Makri est donc vigilant. No pasaran ! Le pouvoir est tout aussi vigilant. Il a des sentinelles installées en première ligne pour veiller sur lui. Le pouvoir est satisfait de contrôler une partie de l’opposition, et celle-ci montre ses muscles, s’affirmant prête à contrer le reste des opposants. Ce qui garantit au pouvoir une année plutôt zen.

Le schéma serait parfait si le pouvoir avait une alternative quelconque à proposer pour pallier à sa propre incurie. En détruisant les relais sociaux et politiques, le pouvoir met l’armée et aux forces de sécurité en première ligne face à la rue, sans intermédiation politique et sociale. La contestation à In-Salah l’a bien montré. Le seul « messager » a été le patron de la police. Et les protestataires ont clairement dit au chef de l’Etat qu’ils n faisaient confiance ni à ses représentants, ni à institutions.

Makri pourrait lui aussi crier victoire, si son propre parti était capable de quoi que ce soit pour sortir le pays de la crise. S’il était capable, parce exemple, de parler aux contestataires de In-Salah, et de défendre, devant eux, l’idée d’exploiter le gaz de schiste. Car si son parti affirme aujourd’hui qu’il rallie les courants hostiles au gaz de schiste, il est utile de rappeler que le MSP faisait parte du gouvernement qui avait lancé les premières études et réalisé les premiers forages pour le gaz de schiste. Et il fera partie, dans quelques années, du gouvernement qui exploitera les hydrocarbures non conventionnels, il n’y a aucune doute là-dessus.

Bloqué dans une zone de non droit, le football algérien reste importateur net

En Algérie, le stade de football est un terrain de non droit. Dans ces conditions, il est impossible à l’équipe nationale d’en tirer profit.

Abed Charef (Le Quotidien d’Oran, mardi 3 février 2015)

Wilfried Bony, auteur de deux buts de la Côte d’Ivoire contre l’Algérie, a été transféré à Manchester City pour 38.5 millions d’euros. Il y jouera aux côtés de Yaya (Yahia) Touré, un autre monument du football ivoirien, quatre fois ballon d’or africain, patron de l’équipe nationale de Côte d’Ivoire. Ils côtoient aussi, au sein de l’équipe de Côte d’Ivoire, Kolou Touré, un joueur qui pèse 15 à 20 millions d’euros, et surtout Gervinho, côté entre 20 et 30 millions d’euros. A eux quatre, ces joueurs vaudraient 120 millions d’euros.

Même si on peut objecter que le football n’est pas seulement une affaire de stars et de gros sous, cette côte très élevée des cadres de l’équipe ivoirienne permet d’établir une hiérarchie des équipes africaines. Et de montrer que Wilfried Bony coûterait, à lui seul, le total de l’équipe nationale d’Algérie, quand Yacine Brahimi, le joueur algérien le plus côté sur le marché des transferts, coûterait à peine vingt millions d’euros.

En termes de talent pur, de valeur marchande et de vécu professionnel, l’écart entre les deux équipes est important. Il restait à l’équipe d’Algérie, dans sa confrontation avec la Côte d’Ivoire, de jouer collectif, en espérant que la Côte d’Ivoire serait un amas d’individualités, sans âme et sans cohésion. C’est généralement le cas au Cameroun, au Nigeria, en Côte d’Ivoire, où des stars reconnues n’arrivent pas à cohabiter, chacun essayant de tirer la couverture à soi, pour bien montrer qu’il est le chef. C’est moins le cas au Ghana, où une culture collective très ancrée permet au groupe d’être présent dans les grands rendez-vous. Cette fois-ci, pour le malheur des Algériens, les Ivoiriens ont joué collectif. Ils ont imposé leur jeu et leur puissance. Et ils ont gagné. Sportivement, le reconnaissent les Algériens.

Division internationale du sport

L’avantage des Ivoiriens ne s’arrête pas. Leur football, comme celui des pays subsahariens de manière générale, est mieux intégré dans le circuit mondial. Cameroun, Côte d’Ivoire et Nigeria, par exemple, placent des dizaines de footballeurs dans différents championnats européens, en acceptant clairement de s’intégrer dans une division internationale du travail qui fait que le marché africain du sport, de l’art, de la littérature, ou du cinéma, ne peut prendre en charge un sportif ou un artiste de grande envergure. Les footballeurs africains, pas chers, peuplent ainsi de larges pas du sport européen, et ceux qui émergent parmi eux forment naturellement l’ossature de leurs équipes nationales respectives. L’Algérie, de son côté, réussit à peine à placer quelques rares joueurs de haut niveau.

Autre différence de fond : ces pays subsahariens envoient des footballeurs formés chez eux dans les championnats européens, alors que l’Algérie n’y arrive pas, ou péniblement. Actuellement, il y a Soudani en Croatie, Slimani au Portugal, et d’autres dans des championnats mineurs. Le capitaine d’équipe Madjid Bouguerra a été contraint de s’exiler au Qatar. Les autres footballeurs algériens évoluant en Europe sont en fait des produits du championnat de France, non des joueurs formés en Algérie et qui se sont imposés grâce à une qualité reconnue. Ce sont eux qui constituent l’équipe nationale, et une partie des Algériens continue d’ailleurs à les regarder de travers.

Comme pour l’économie, le football algérien n’arrive donc pas à exporter. Les joueurs qui apparaissaient comme des stars ont à peine réussi à s’imposer en Tunisie ou dans championnats européens mineurs. Avec ce paradoxe : la Tunisie, quatre fois moins peuplée que l’Algérie, avec un PIB équivalent au tiers de celui de l’Algérie, a un football plus performant puisqu’il attire les meilleurs joueurs algériens. Même dans le football, si on fait le décompte des entraineurs et des joueurs, l’Algérie est un pays importateur net. Pourquoi un rendement aussi faible?

Désorganisation

Il serait absurde de parler d’absence de talent. Il s’agit plutôt de défaillance dans la formation et dans l’organisation du football. L’ancien entraineur de l’équipe nationale Vahid Hallilodzic avait provoqué un tollé en mettant en cause la qualité des joueurs locaux. Pourtant, il avait clairement raison. Ceux-ci ne font pas preuve de la rigueur, de la discipline et de l’hygiène de vie requises pour la haute performance, sans parler de la préparation purement technique, largement défaillante.

Au sein de l’encadrement, l’entraineur est souvent le premier visé en cas de mauvais résultats. Mais les dirigeants et le public constituent eux aussi des handicaps majeurs pour le football. Il suffit de rappeler quelques dérapages graves considérés comme des banalités en Algérie. Le plus grand stade du pays, le 5 juillet, est fermé. Il n’a jamais été doté d’une pelouse correcte. Aucun stade d’Algérie n’a une pelouse digne de ce nom, malgré des sommes faramineuses dépensées. Une pelouse d’un stade de foot, c’est tout de même moins compliqué qu’un avion à concevoir!

Le président de la république a annoncé il y a cinq ans une aide pour doter les clubs de terrains d’entrainement, de centres de formation et de subventions, pour les faire passer au professionnalisme. L’administration n’a toujours pas réussi à appliquer une décision aussi rudimentaire. Une telle incompétence, alliée à des structures, FAF et LFP, fonctionnant de manière totalement obsolète, frise l’irresponsabilité, et se répercute directement sur le rendement général du football. Celui-ci a officiellement quitté le stade de l’amateurisme, mais il n’est toujours pas professionnel. Les anciens présidents continuent de courir après les subventions pour les distribuer, sous forme de revenus, à des rentiers de luxe. Comme dans le secteur économique, ou en politique, où tout le monde fait semblant d’être passé à l’économie de marché et pluralisme, mais où le fonctionnement bureaucratique demeure la règle. Le wali d’Alger a décidé d’offrir une prime de trente millions de dinars à l’Entente de Sétif quand elle a remporté la Champion’s League. De quel droit? A partir de quel budget ? Quelle loi lui permet un tel écart ? Pour plaire au public, un public pourtant parmi les plus violents au monde, et souvent inutile à son équipe. N’importe quel entraineur vous dira que ses joueurs préfèrent évoluer à l’extérieur plutôt que chez eux. Quand cette tendance aura disparu, l’équipe nationale pourra de nouveau battre la Côte d’Ivoire et remporter la coupe d’Afrique.

Le Qatar, ami encombrant et ennemi trop facile

Un ramassis de bédouins prétentieux ou un pays au cœur de la modernisation ? Le Qatar fait polémique, mais il impose un nouveau regard pour comprendre la nature de ce phénomène.

Abed Charef

Impossible d’y échapper: le Qatar et son équipe nationale de handball, arrivée en finale du championnat du monde, où elle a été battue par la France, ont été moqués de manière féroce. En Algérie, les commentaires étaient particulièrement acerbes contre ce petit poucet qui pense que l’argent peut tout, y compris remporter une coupe du monde après avoir obtenu l’organisation de la coupe du monde de football de 2022. Les qualificatifs étaient très durs. Entre « équipe de mercenaires » et « d’esclaves achetés par les dollars » du Qatar, le choix était très large, mêlant dérision et mépris.

Sur les réseaux sociaux, propices à une sorte de concurrence acharnée pour trouver la meilleure formule, ce fut le déluge. « Si le Qatar n’a pas réussi à acheter la coupe du monde de football, c’est que la situation économique de la France n’est pas si grave », affichait un internaute. Un autre prêtait à l’Emir du Qatar une déclaration significative : « Je m’en fous. La prochaine fois j’achèterai directement l’Equipe de France ». Même Pascal Boniface n’a pu résister à un bon mot, en relevant sur Twitter que la France a joué contre « le reste du monde ». Le parti de gauche a, quant à lui, sorti l’artillerie lourde pour affirmer que la coupe du monde de handball est « un exemple de la diplomatie multiforme et corrompue du Qatar, entre-autres par le sport ».

Cette hostilité, largement partagée envers le Qatar, traduit en fait une gêne, posée par un problème de type nouveau, auquel l’analyse traditionnelle n’est pas habituée. Particulièrement en Algérie, où chacun a un point de vue définitif sur tout et sur tous. Sa chaine Al-Jazeera, plus connue que le pays lui-même, est un objet d’envie et d’hostilité. On ne sait s’il faut louer le formidable élan de liberté d’expression qu’elle véhicule, ou s’il faut insister sur le fait que c’est la première voix arabe ouverte aux Israéliens, et aussi sur le fait qu’elle n’aborde jamais la situation interne au Qatar. D’un autre côté, on se plait à dénoncer les dirigeants arabes qui ne quittent le pouvoir qu’une fois morts, ce qui donne des dirigeants très âgés, hors du temps, comme ce fut le cas cette semaine en Arabie saoudite, mais quand l’Emir du Qatar se retire au profit de son fils, on n’y voit que comédie et mise en scène.

Mondialisation

Et si le Qatar était bien plus que cela ? Et si c’était un vrai produit de la mondialisation, dont il concentre toutes les contradictions, entre modernité forcenée et archaïsme le plus primaire ? Entre richesse excessive des uns et paupérisation de centaines de milliers de migrants ? Entre investissements dans Airbus, dans le Paris Saint-Germain, dans l’immobilier de luxe à Paris, Londres et Washington, et des pratiques politiques et sociales relevant d’une autre époque ?

En investissant dans la chaine Al-Jazeera, la Qatar s’est doté d’une arme redoutable d’efficacité. En lançant une diplomatie très agressive, grâce à des ressources financières illimitées, il a fait preuve d’une arrogance de nouveaux riches, rarement égalée. Au point de tout se permettre. Y compris de se créer une équipe nationale de handball composée de joueurs venus du monde entier.

Mais les Européens ont-ils le droit de le critiquer sur ce point ? Eux-mêmes ont pillé l’Amérique latine et l’Afrique de leurs footballeurs, pour les recruter dans leurs clubs. Pourquoi un club s’appellerait Milan ou Manchester quand il n’a que le stade de la ville à offrir, alors que tous les joueurs viennent d’ailleurs, et que le club appartient à un fond de pension américain ou à un oligarque russe? Arsène Wenger avait fait sensation il y a une dizaine d’années déjà, en alignant une équipe d’Arsenal dans laquelle il n’y avait aucun joueur anglais, ni même britannique. C’est la mondialisation, avaient dit les chroniqueurs et analystes. Ce le triomphe de la liberté de travail, même si en l’occurrence, il s’agissait de travailleurs millionnaires. La presse française a noté que près de 80% des footballeurs participant à la coupe d’Afrique des Nations jouent en Europe, essentiellement en France. Pourquoi un pillage au profit des clubs serait-il « normal » ou « éthique », et ne le serait plus au profit d’une équipe nationale ? Quels sont les droits d’un migrant, même si c’est un migrant de luxe ?

Acheter des Zidane ou les former

Au moment où se déroulait la finale de la coupe du monde de handball, une chaine française diffusait un documentaire sur les géants de l’Internet, ces nouveaux milliardaires qui veulent redécouper le monde à leur façon. Ils veulent abroger les frontières, parce qu’elles limitent leur champ d’action. Ils veulent créer des villes flottantes, en zone internationale, au milieu des océans, pour échapper aux contraintes des Etats qu’ils trouvent archaïques.

D’une certaine manière, le Qatar est dans la même logique. Il va aussi loin, dans la logique néolibérale, en investissant à fond dans ce que permettent les technologies. Car ce qui se fait au Qatar a une cohérence économique. Organiser des coupes du monde de football et de handball coûte de l’argent, mais offre un formidable coup de projecteur pour un minuscule Etat coincé entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Il n’a pas de sportifs de haut niveau ? Il achète des Zidane, des Makelele, des Trézéguet, des Benzema, pour gagner la compétition. Il ne peut pas les former, ils les importe. Pourquoi l’argent du Lichtenstein, de Monaco, du Luxembourg ou de Singapour serait-il plus propre que celui du Qatar ?

Le Qatar a joué à fond la carte de la mondialisation. Assis sur des gisements de gaz illimités, bénéficiant d’une protestation totale des Etats-Unis, dont il abrite la plus grande base américaine dans la région du Golfe, il a fait le choix d’être un acteur, factice peut-être, mais acteur quand même de la mondialisation. Rien ne garantit qu’il tiendra le coup sur le long terme, mais il a exploré des chemins qu’aucun pays arabe n’a osé jusque-là. En une génération, il est passé de la tente au gratte-ciel. Ceux qui méprisaient hier les bédouins du pétrole continuent aujourd’hui de mépriser l’arabe qui veut jouer à l’homme moderne. Mais cela n’effacera pas cette réalité : le Qatar est le pays qui est allé le plus dans la mondialisation, quand la plupart des pays arabes ne se rendent même pas compte de ce que signifie ce mot. Ce qui impose de porter sur le Qatar un nouveau regard, pour tenter de comprendre sa nature, ce qu’il représente, ce qu’il apporte et où va le mener cet itinéraire unique. Sans forcément approuver, ou applaudir.