Ukraine : l’incroyable aveu d’Angela Merkel sur les accords de Minsk

C’est dit de manière froide, cynique : les accords de Minsk n’avaient pas pour objectif de mettre fin au conflit du Donbass, mais de donner à l’Ukraine le temps de préparer, dans de meilleures conditions, une guerre, considérée comme inéluctable, contre la Russie.

Abed Charef

Même retirée des affaires, Angela Merkel garde une indéniable capacité à influer sur les affaires du monde. Une capacité de nuisance, diront ses détracteurs, car la sortie de l’ancienne chancelière allemande sur la guerre en Ukraine risque de marquer un tournant dans la compréhension et l’évolution du conflit. 

Les déclarations de Mme Merkel sur la signification à donner aux accords de Minsk, signés en 2014-2015, ont été discrètement évoquées, quand elles n’ont pas été pudiquement passées sous silence par les grands médias occidentaux, tant leur contenu est gênant. Mais dans les milieux spécialisés, ils constituent un véritable coup de tonnerre, avec des effets imprévisibles sur le cours du conflit.

Selon Mme Merkel, les accords de de Minsk n’avaient pas pour finalité de résoudre le conflit alors en cours au Donbass, mais de donner à l’armée ukrainienne le temps de se préparer pour affronter l’armée russe dans de meilleures conditions. C’est dit de manière très claire, sans équivoque possible.

Dans une interview publiée mercredi 7 décembre par le journal allemand Die Zeilt, Mme Merkel a affirmé que  « l’accord de Minsk de 2014 était une tentative de donner du temps à l’Ukraine », qui a « également utilisé ce temps pour se renforcer, comme on peut le voir aujourd’hui ». Selon Mme Merkel, « l’Ukraine de 2014-2015 n’est pas l’Ukraine moderne », et l’armée russe « aurait facilement pu envahir » l’Ukraine à l’époque. L’ancienne dirigeante a également admis que l’OTAN n’aurait pas eu les ressources nécessaires à l’époque pour soutenir l’Ukraine en cas d’attaque russe en 2014, estimant « douteux que les pays de l’OTAN » aient pu faire autant qu’ils le font aujourd’hui.

Aux termes des accords de Minsk, le conflit était « gelé », car il était vital que « l’Ukraine dispose d’un temps précieux ». 

Les accords de Minsk -en fait deux séries d’accords, un protocole signé en septembre 2014, complété le 12 février 2015, dans la capitale biélorussse, par les représentants de l’Ukraine, de la Russie et des Républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk – avaient été parrainés par le président français François Hollande et la chancelière Angela Merkel. Ils étaient supposés offrir un cadre pour politique et juridique en vue de mettre fin au conflit dans l’est ukrainien, en offrant une certaine autonomie à une forte minorité russophone.

En déclarant que ces accords avaient pour objectif réel de retarder simplement un conflit devenu inévitable, Angela Merkel semblait avoir deux motivations essentielles. D’abord, mettre fin aux critiques qui l’accusent d’avoir mis l’Allemagne dans une dépendance insupportable envers la Russie, notamment dans le domaine de l’énergie.

Ces critiques s’appuient sur la dépendance, devenue structurelle, de l’Allemagne envers les hydrocarbures russes. Avant l’invasion de l’Ukraine, l’Allemagne importait 37% de son gaz de Russie. Ce chiffre devait connaitre un bond avec le lancement du gazoduc Nord Stream 2, d’une capacité de 55milliards de m3 par an, reliant les champs gaziers russes à l’Allemagne. Le gazoduc devait entrer en production en 2022, avant d’être gelé avec l’invasion de l’est de l’Ukraine par la Russie, puis saboté en septembre 2022, et visiblement abandonné depuis.

Pourquoi Angela Merkel a-t-elle décidé de justifier un choix qui assurait à l’Allemagne un approvisionnement sûr et pas cher en gaz naturel, un choix dans lequel elle n’a, du reste, fait que suivre d’illustres pionniers qui ont marqué l’histoire de l’Allemagne post 1945?

En effet, depuis le début des années 1970, et malgré la guerre froide, l’ancien chancelier Willy Brandt (1913-1992) avait théorisé l’option de l’Ostpolitik, une politique qui consiste à établir des ponts avec les anciens pays de l’est pour instaurer un climat de confiance. Ses successeurs ont vu dans la densification des relations économiques un moyen d’amener les anciens pays de l’est, dont la Russie, qui accusaient alors un retard économique évident, à se fondre dans le modèle occidental.

Pour les dirigeants allemands, l’Europe se construisait autour de deux nations historiquement rivales, voire ennemies, la France et l’Allemagne. Elle se devait de compléter cette démarche, pour compléter la réconciliation, en intégrant une autre grande nation à laquelle les deux pays avaient fait la guerre à de nombreuses reprises, la Russie.

Gerhard Schröder, prédécesseur d’Angela Merkel, était allé loin dans cette démarche. Celui qui avait jeté les bases de la réforme de l’économie allemande au tournant du siècle, et parrainé le gazoduc Nord Stream 2, n’a pas hésité à siéger au conseil d’administration du géant d’hydrocarbures russe Rosneft, qu’il n’a quitté qu’en mai 2022.

Vue sous cet angle, la politique d’Angela Merkel était parfaitement dans la ligne des grands dirigeants allemands post-1945, qui visaient à sortir leur pays de l’héritage de la seconde guerre mondiale, pour le placer au cœur d’une Europe intégrant aussi bien la Russie que les anciens pays de l’est. C’est une stratégie efficace, qui a permis à l’Allemagne de s’installer au centre du jeu européen, et de devenir le premier acteur économique de l’Europe.

Mme Merkel avait-elle réellement besoin de s’excuser d’un tel succès ?

En fait, derrière ce soutien apparent à l’Ukraine, l’ancienne chancelière offre un cadeau empoisonné à Kiev. Car sa déclaration constitue du pain bénit pour Moscou, même si elle peut présenter Vladimir Poutine sous un angle peu avantageux.

En effet, dire que les accords de Minsk offraient à l’Ukraine un temps inespéré pour se préparer pour une confrontation inévitable face à la Russie, constitue une manière très claire de dire que Vladimir Poutine a été berné comme un novice. Le dirigeant russe qui prétendait endiguer l’OTAN et rétablir le grand empire russe, aurait ainsi été parfaitement « roulé dans la farine » par une chancelière malhonnête, appuyée par un président français sans consistance !

Les dirigeants allemands ne peuvent même pas prétendre qu’Angela Merkel tente simplement de se justifier, en se donnant un beau rôle, et que ses propos sont sans fondement. Car de tels propos ont déjà été formulés, dans des termes presque identiques, par un ancien président ukrainien, Petro Porochenko, alors au pouvoir au moment des accords de Minsk. Les propos du dirigeant ukrainien avaient toutefois été noyés dans les fracas de la guerre d’Ukraine, Porochenko étant accusé de vouloir lui aussi justifier de manière peu crédible sa décision de valider es accords.

Par ailleurs, cette version des accords de Minsk vue par Angela Merkel est suffisante pour inciter les dirigeants russes à bannir le mot confiance de leur vocabulaire politique, du moins dans leurs relations avec les pays de l’OTAN. D’autant plus que cette manœuvre n’est pas la première. Elle fait suite à la promesse, célèbre, faite à Michael Gorbatchev u lendemain de la chute du mur de Berlin, mais jamais respectée, selon laquelle l’OTAN ne serait pas élargie vers l’est.

Avec ce passif, tout ce que peuvent dire les occidentaux n’a, du point de vue russe, aucune valeur. Seuls les actes, concrets, peuvent être pris en considération.

Ceci explique peut-être la nouvelle attitude russe, qui a pris forme depuis le précédent libyen. La Russie avait alors voté la résolution du conseil de sécurité de l’ONU instaurant une zone d’exclusion aérienne offrant à l’OTAN la maitrise du ciel libyen. L’organisation atlantique en a tiré pour profit pour organiser l’élimination de Mouammar Kadhafi, un allié de la Russie, ce qui avait été interprété par Moscou comme une vulgaire trahison et un indigne manquement à la parole.

De telles mésaventures ne pouvaient que provoquer une méfiance systématique de la Russie envers les occidentaux. Et amener le russes à considérer, jusqu’à preuve du contraire, toute initiative ou déclaration occidentale, au mieux comme une manœuvre, au pire comme un mensonge ou un acte hostile. Ce n’est évidemment pas un climat idéal lorsque des négociations seront envisagées.

Ps: ce texte a été écrit à la mi-décembre. Depuis, le président français François Hollande a tenu des propos similaires.